A tort et à travers
James se retournait dans sa
tombe. Non pas qu’il se scandalisât du spectacle qu’il devinait au-dessus de lui – car ce spectacle, il l’avait bien souvent dépeint dans ses toiles rebelles – non, bien au contraire, il se
retournait d’ennui. De son vivant, le baron Ensor avait pris tellement plaisir à provoquer son monde puis à jouir des honneurs prodigués par la nation étrangement reconnaissante qu’aujourd’hui,
au fond de son tombeau, il s’ennuyait ferme.
Dire qu’il avait dû
abandonner tout cela au moment où on le descendait dans la terre ! La brûlure du sable sec, le ciel clair ou tourmenté, la dentelle aux crêtes des vagues, la lumière changeante et belle, le
piquant de l’iode à ses narines... Ce n’était rien, pourtant, au regard de la foule qui peuplait les plages de baigneurs grotesques, les cafés de masques ignobles et les rues de squelettes
puants. Ces bourgeois, ces petits vieux, ces curés, ces poissardes, il avait percé leur carapace, dénudé leur âme grise. Avec jubilation. Il les avait bien eus ! La mort, qui riait avec lui
de la hideur des autres, avait quand même fini par le rattraper et par le jeter six pieds sous terre avec – compensation dérisoire – tous les honneurs qui seyaient à un personnage de son
importance.
Soixante ans d’ennui !
Depuis ce jour fatal, il s’était fait discret. On ne l’invitait même plus aux vernissages des rétrospectives de ses œuvres. Les villageois entraient dans l’église sans même tourner la tête et
rares étaient les estivants qui se recueillaient au pied du monument protocolaire sous lequel il reposait. Il reposait... Dieu, que le repos fatigue ! Comme on se lasse de tant
d’oisiveté ! Que l’éternité est longue quand elle n’est pas féroce !
A bout de patience, un
dimanche de juillet, James se résolut à pousser sa curiosité hors du tombeau par un interstice dans la pierre, histoire de se régaler à nouveau des vices de l’humanité. Et ce qu’il vit le
sidéra : un front de mer défiguré par le béton, une colonnade rongée de lèpre, même plus de coquillages pour blesser les pieds des baigneurs au sortir de l’eau. Par contre, les gens, eux,
étaient bien les mêmes. Toujours conventionnels. Tous moulés dans le même maillot, tous avachis aux terrasses des cafés, dans les odeurs de crème solaire et les vapeurs de moules et frites, tous
dissimulés sous le même masque qu’autrefois. Rien n’avait changé, même si les faux cols avaient fait place aux T-shirts, les montres à gousset aux piercings, et les moustaches cirées aux crêtes
rouges ou vertes sur la tête des punks. Partout, les mêmes gens en uniforme, les mêmes désirs convenus, les mêmes rites obligés. Ils se ressemblaient tous, comme deux gravelots pressés au bord de
la vague, ou comme deux ferries en partance pour Folkestone.
De quoi s’en donner à cœur
joie ! Que n’aurait-il donné pour ressusciter et démasquer à nouveau ces fantoches ? Difficile... Dieu se ferait sûrement tirer l’oreille avant de faire plaisir à un mécréant de
son espèce ! Mais diable, les mains lui démangeaient de tenir à nouveau ses pinceaux !
Qu’elle est pénible, la
solitude du mort dans sa tombe ! Le goût de la provocation aiguillonnait trop fort l’esprit du vieux baron pour qu’il ne conçût pas un plan pour libérer ses idées subversives. Un original...
S’il seulement il dénichait un original, quelqu’un qui se laisserait habiter par les vues cyniques du grand peintre, qui agirait à sa place ?
Il marcha longtemps,
incognito, pur esprit porté par le vent du large. Il arpenta la digue, le port, la place du marché, se faufila dans la foule estivale. Rien. Rien que des tricycles pour se jeter en travers de sa
route, des sonnettes de vélos, des chiens courants. S’il voulait que son âme survive, il lui faudrait la remettre promptement à l’abri sous peine de la voir aplatie sous les roues d’un cuistax en
folie. Alors, vite : où était-il, celui qui traquerait pour lui les dessous des retraités bien convenables, des grands-parents à la bonhomie patiente, des couples énamourés et des bambins
trop sages ?
Vers le soir, il avisa,
dressée au bord de la digue et tournant le dos à la mer, une silhouette majestueuse, une icône d’or et d’azur au front ceint d’un diadème qui retenait le soleil couchant. Saint Philippe de
Moscou, le grand higoumène ? Un gyrovague indien ? Un prince inca ? L’homme ne faisait rien, il se contentait d’être là. De regarder passer la foule moite et avachie qui l’évitait avec
respect et se retournait quelques pas plus loin pour mieux le regarder. Et lui, il les voyait. Il les voyait jusqu’au fond de l’âme. Il voyait leurs mensonges, leurs mesquineries, leurs
gesticulations ambitieuses et leurs susceptibilités ridicules.
Et son regard se posa sur
l’âme d’Ensor. Il vit le rouge sadique de son cœur, le noir de sa cruauté implacable, les ors stupides de ses rêves de gloire, le blanc du vide de son cœur. Et James rougit de honte. A son tour,
il était démasqué.
Vite, se dérober à ce regard
implacable ! Cacher son âme dénudée, reprendre le masque et se terrer au fond de son tombeau ! Il regagna en toute hâte sa dernière demeure, se glissa prestement sous la pierre qui
portait son nom. Il n’aurait plus garde de se montrer !
Bolero
Souffle naissant, cœur qui bat.
Chant qui s’élève, presque sans bruit, déjà parfait.
Voix feutrée, unique. Merveille.
Marche de la vie qui prend force.
Avancée inéluctable. Le destin est en route.
Assurance Fermeté
Confiance
Conscience Inconscience.
Rêve à demi éveillé
Femme aux vêtements luisants qui bougent sur des hanches rondes
Soleil Pénombre
Moiteur voluptueuse de l’Orient
Lumière qui tangue au travers des volets bleus
Voix chaude, caressante, insinuante
Moelleuse. Voix profonde,
Voix puissante, impérieuse.
Voix diverses pour une même mélodie
Harmonie des différences
Chacun reste lui-même en chantant le même chant
Obsession Obstination
Hantise
Martèlement qui scande une plainte assourdie
Eternelle renaissance des tourments
Ne plus penser. Continuer
Se laisser habiter par le feu des passions
Attente impatiente. Souffrance
Attente insoutenable
La mort. Chute brève, attendue, inattendue.
Anéantissement Soulagement Délivrance